Un parcours sur le chemin de Saint Jacques de Compostelle, de Moissac à Marsolan : Petit animal arthropode, Court récit
Gastéropode et pèlerin de Saint Jacques de Compostelle
Petit animal arthropode
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Court récit
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Cloporte n. f. : Petit animal arthropode (isopodes) qui vit près des habitations sous les pierres, dans les lieux humides et sombres.
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Vers vingt deux heures trente, j'ai quitté la pierre sous laquelle je vis. Elle est située non loin d'autres habitations ; mais je m'y aventure rarement. Pas assez humides, pas assez sombres à mon goût.
A la façon d'un mollusque gastéropode terrestre herbivore, j'ai enfilé ma maison sur le dos et dévalé la rue de Lancry jusque la termitière la plus proche Ligne 5 direction Gare d'Austerlitz.
Gros Nounours m'attendait non loin d'un distributeur automatique de saloperies, genre bourrées de sucre. On a fait des réserves car devant nous, il n'y avait que du vide.
Le train a démarré à la façon d'un vieux sportif de haut-niveau qui ne prend pas assez de Sporténine. Même pas le droit d'ouvrir la fenêtre. C'était injuste, on aurait juste voulu faire comme dans les films. Il a fallu se rabattre sur le couloir borgne et puiser dans son imagination pour y voir (avec un seul œil donc) une forme d'exotisme transsibérien. Déjà Vitry. Puis le silence artificiel des boules Quiès.
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Gros Nounours et moi sommes arrivés à Valence d'Agen bien trop tôt. Un choc. Des gens vivent à cette heure-là, et à Valence d'Agen sous la pluie abondante de surcroit. Telle a été ma première révélation.
Pas une Vierge que l'on aperçoit depuis son balcon, non, mais tout de même une authentique surprise. Je me suis maudit publiquement d'avoir oublié mon pantalon de pluie et donc maudit tout court d'être de ce bad bad trip. Un café allongé, assis sur des chaises en skaï, un gros pot de miel pour nounours, le cœur était plus léger.
A Moissac le climat était un peu plus clément ; encore de quoi se maudire mais juste in-ti-me-ment (vous saisissez la nuance ?). Et nouvelle révélation : des gens vivent aussi à Moissac, équipés d'un accent pas immédiatement sexy mais destinés, eux, à d'autres tâches que marcher sous la pluie pendant leurs congés payés. Pas des idiots donc.
L'église de Moissac a ouvert ses portes et j'ai senti qu'il fallait suivre ce couple d'autochtones qui pressait le pas jusque la nef où un office commençait. A entendre les Sœurs chanter de leur voix cristalline, on s'est approchés. Nous étions moins d'une dizaine, Sœurs comprises, autant dire pas nombreux. Un des psaumes m'a touché jusque tard dans la journée. Jusque Malause, sur le bitume en bord de canal, jusqu'aujourd'hui. Gros Nounours chantait avec ferveur, les deux papattes bien rangées dans le dos. Il m'a fait penser à un enfant, ou plutôt non, à lui enfant.
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La journée a été ponctuée d'averses et cela avait son importance. D'habitude, cela ne fait aucune différence, qu'il neige, qu'il blizzarde, que les criquets envahissent les cultures, que les abeilles s'égarent. D'ordinaire je vis entouré de dispositifs qui m'exonèrent de ces préoccupations et c'est tant mieux. Manquerait plus qu'une distraction m'éloigne de ma productivité cible chérie. Seul inconvénient à vivre ainsi préservé des contingences météo : s'inventer une nouvelle entrée en matière pour converser avec un ancien. Par chance on n'en croise pas beaucoup, des vieux. Et en entreprise, moins de risque encore, le ménage a été fait depuis bien longtemps.
Des gouttes de pluie donc, qui perlaient sur les équipements, puis postillons lorsque nos discussions s'animaient, des gouttes qui nous ont poussés à nous abriter au seuil d'une église. Ces gouttelettes n'existaient presque pas en somme mais ne cesseront pourtant de nous accompagner. Jusque dans ce bar improbable qui en avait assez de travailler et dans lequel Eddy Mitchell poussait les clients à rester pour un dernier verre.
Au loin la centrale nucléaire remplissait le paysage, une merveille de repère pour éviter de se perdre. De la vapeur d'eau s'en élevait, rien que de l'eau on nous dit, on y baignerait son bébé dans cette eau. Gros Nounours reprochait à cette centrale d'exister, comme un cousin un peu simplet qui fait honte devant les copains.
Quant à moi, c'est contre les voitures que j'ai plusieurs fois vociféré. Pourtant, à Paris, habitué à leurs flots incessants, je ne les entends plus. Mais ici, le long du canal, sans explication, le passage d'une seule me donnait des envies de meurtre.
La vie, c'est fou.
Nous nous sommes souvent arrêtés. Tout mérite une photo.
Une brindille, oh une autre, plus belle, plus courbée. Et là, mais oui, c'est un champ. Celui-ci n'est pas ordinaire, tirons lui le portait. Et ce petit pont, quel joli pont. Et cette bretelle de route nationale, quelle majesté.
Le village d'Auvillar n'a pas failli à la règle, photographié sous tous les angles.
Sauf sa librairie, qui sentait la mort et que j'ai quittée précipitamment. Nous avons trouvé notre hôtel, façon familiale. Nous y avons organisé un concours de longueur de jambes et je l'ai emporté en final face à Gros Nounours, d'une courte tête, un rien, une épingle à nourrice. Les alcools nous ont coloré les bajoues et fait se retourner les autres convives. La serveuse était grande et faisait la fierté de sa mère. Mais c'est le père, une fois le glas sonné, qui nous a « invités à rejoindre nos quartiers ». Une affaire de famille, je vous dis, originaire du Nord pas de Calais en plus. Des gens bien, quoi.
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Nous avons quitté Auvillar à l'heure où le pèlerin traditionnel tartine son foie gras, et où l'autre camp avale son petit verre de blanc irrationnel. Gros Nounours en a fait des tonnes pour remercier nos hôtes. Je n'en menais pas large à la deuxième tournée de bises, ça me gênait. C'est bien plus tard que je me suis rendu compte du bien que recèlent ses bises. J'ai trouvé plus convenu le livre d'or de l'église du patelin. Des statues de saints, quelques maisons pas vilaines et une côte raide et droite comme un poteau. Le paysage changeait, la pétaudière de centrale nucléaire veillait toujours sur nous comme un suzerain sur ses sujets, moitié bienveillant, moitié capricieux. C'est bon de ne pas se savoir seul.
Quelques heures plus tard, équidistants de deux villages où trouver de quoi se restaurer, affamés, sacs vides, nous avons posé un genou à terre, non pour prier mais pour se suicider au chiendent et restes de biscuits secs ; de ceux qui trainent au fond d'un sac et que l'on garde pour l'ultime. Comme ces ampoules de cyanure que les agents du KGB gardaient toujours auprès d'eux, parait-il, au cas où, histoire de ne pas crever bras dessus bras dessous avec l'ennemi. Le chant du cygne aurait donc lieu dans ce trou perdu - comment tu l'appelles ce bled, Gros Nounours ? – Bardigues ? Autant se confesser avant, approchons-nous de cette minuscule chapelle. Discrète, plantée en contrebas du village, l'église ressemblait à celles brossées par les téléfilms. Tant mieux.
C'est alors que ma main a caressé une auberge (on peut caresser toutes sortes de choses, des croupes de chevaux, le front d'un enfant malade, des idées et donc des auberges). Là encore, un stéréotype, un restaurant et ses chaises modernes, des retraités, une terrasse pour la belle saison, un ou deux couples adultérins qui ne regardent personne, des rideaux épais, beaucoup de rideaux et très épais, des menus inspirés. Gros Nounours a abandonné son sac pour un prie-Dieu de la chapelle, là juste en face de la terrasse magique, un peu à l'écart, où l'on avait décidé de nous « installer », comme on dit dans les métiers de bouche. J'avais envie de remercier l'équipe d'Organisation, vous savez, celle sans laquelle…
Et puis Gros Nounours m'a rejoint. Nous avons déjeuné et beaucoup parlé.
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Je ne pouvais pas en rester là, je voulais rester ici. Je me sentais bien. Il y avait des arbres, des champs, des chemins de terre, un monument aux morts, des maisons propres, des jardins bien délimités. Tout était prévu, il existait même malheureusement une route pour s'enfuir. C'était l'heure, encore quelques kilomètres à parcourir. Faut y aller, Monsieur, maintenant, ne faîtes pas d'histoires, ne nous compliquez pas la tâche. Résigné, et en vérité pour gratter quelques minutes, je me suis approché de l'église. Bonne pioche. A l'intérieur ses murs étaient blancs, les vitraux très clairs, il y régnait une atmosphère apaisée, débarrassée des habituelles glorifications. Le lieu ne me positionnait non pas en admirateur, ou visiteur, ou catholique mais en enfant. Très peu de saints, beaucoup de saintes, dont Sainte Bernadette. Derrière l'autel, point de Christ en croix mais une Vierge, vêtue de blanc, de bleu et d'or. Une église de mères, de femmes, de veuves, de sœurs aimantes, voilà ce que je me suis dit. Cette absence de représentation masculine, m'a évidemment évoqué les chapelles de bord de mer, où les femmes prient la fin de la tempête et le retour des équipages. Celles de Bréhat, de Saint-Quay Portrieux par exemple.
A droite de l'autel, encore une vierge, entièrement dorée. C'est Gros Nounours qui a souhaité que je la regarde et que je la laisse me regarder. Je n'ai rien compris. Au début, je me suis contenté d'obéir puis effectivement, ensuite, vaguement un truc bizarre. Ce n'est que plusieurs jours après que j'ai ressenti ce que bienveillance voulait dire pour moi. Depuis lors, je regarde sa photo en douce, de temps à autre. Et puis quand j'ai vraiment le cœur gros, je me téléporte là-bas pour me laisser regarder.
Nous avons marché toute l'après-midi sous un ciel traversé de nuages gris complètement hors de propos. Le bagage était lourd mais les vallons n'avaient pas raison de moi. Gros Nounours parlait beaucoup, on aurait dit une chanson. Chaque minute était exploitée et le paysage ne finissait pas. Je n'osais pas lui dire que c'était fabuleux, alors je parlais encore plus. Et on riait, de tout, de rien, et mon fardeau habituel s'allégeait. Le corps vers l'esprit et non l'inverse, le temps sans avoir à le justifier. Apparemment le vide, mais qui fait un gros boulot de vide, comme le dirait Gros Nounours.
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Nous sommes arrivés en vainqueurs au village de Miradoux (village à ne surtout pas confondre avec le moins connu « Le Miradoux » qui n'existe tout bonnement pas). Nous avons parlé à Thérèse puis avons posé notre sac au Bar de l'Etape. A ce moment de la partie, j'étais fier de mes chaussures crottées, de la petite sueur séchée derrière l'oreille, et de n'avoir rien lâché ; voilà c'est dit. Le bar de l'Etape est un établissement situé rue Charles de Gaulle (anciennement principale). C'est bien simple : vous laissez la maison de Thérèse sur votre droite (surtout pas à gauche sinon vous partez vers Cahors et c'est pas bon), ça monte un peu, puis encore tout droit, encore, encore et vous apercevrez le panneau Jupiler (les bières Jupiler). La supérette est tout proche, c'est pratique pour faire ses courses et s'instruire. Le bar de L'Etape est donc un lieu agréable qui accueille d'ailleurs des pèlerins en saison haute. Le contact s'est tout de suite établi avec les autres clients de l'établissement. C'était les mêmes que ceux qui fréquentent un autre troquet, le Café des Voyageurs de Veules-Les-Roses en Normandie, mais c'est une autre histoire…
Les clients ont immédiatement adopté gros Nounours et ont trinqué plusieurs fois avec nous sur la minuscule terrasse, un bout de trottoir. Une fois par minute une voiture passait, et on la regardait pour en reconnaître l'occupant et saluer. Il y avait plein de métiers différents qui défilaient, des fourgonnettes notamment. On était acceptés. Une heure de plus et l'accent me venait. J'aurais aimé que cela continue les trois prochaines années, en plus de l'ivresse du vin perdu.
Nos femmes sont arrivées, également en vainqueurs (Les vainqueurs, c'est une Race qui interdit les couples mixtes) à bord d'un beau taxi. Nous étions contents de nous retrouver mais avec une infime crainte de se voir autrement, comme au seuil d'une douche collective quand on a douze ans.
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Ma femme s'appelle Sylvie et travaille dans un bureau à Neuilly sur Seine. Ce jour-là, elle portait un pantalon de randonnée et a fait mine que c'était normal, sa tenue de tous les jours en quelque sorte. La femme de Gros Nounours s'appelle également Sylvie et travaille tout autant dans un bureau, mais à Paris et avec des chaussures à talons. Chez cette dernière, cela semblait plus facile, moins empruntée. J'ai embrassé la mienne pour l'encourager et lui dire que je l'aime, surtout quand elle essaie de cacher sa timidité.
Nous avons dîné dans une belle demeure au centre du village. Nos hôtes ne pipaient pas mot et Gros Nounours servait le vin pour toute la tablée. Visiblement peu habitué à recevoir des invités et encore moins préparé à des clients aussi…présents que nous, ce couple récemment expatrié de Toulouse m'a semblé effrayé et amusé à la fois.
Le lendemain, après avoir fait causer la maitresse de maison, lui avoir fait tamponner la Crédentiale, nous avons salué une dernière fois, sans prendre aucune photo de cette femme mais de nombreuses de la maison. L'église subissait de profonds travaux. Des plastiques bleus remplaçaient certains vitraux endommagés. La crasse assombrissait les tableaux. Et un rayon de lumière brillait là où il ne le fallait pas. Bref, c'était le foutoir, on a filé sur le Chemin.
Le Chemin de Compostelle alterne entre sentiers étroits, pistes plus larges et routes bitumées. Ces variations structurent les échanges entre ceux qui le sillonnent. Le chemin sélectionne le nombre d'interlocuteurs, oblige à choisir, contraint à varier les auditoires et donc les propos. Alors forcément, le chemin fait presque partie du groupe, comme une main invisible. Parfois, lorsque le chemin est grignoté par les fougères, il devient si étroit qu'il ne permet le passage que d'une personne à la fois. Alors, tout le monde se tait, même moi. C'est agréable.
Lorsque j'ai vu ce château en ruine sur sa colline, j'ai essayé de convaincre mes camarades que l'on devait s'y arrêter pour déjeuner. Gros Nounours s'est montré peu enthousiaste, voire carrément hostile mais un vote a eu raison de son appréhension. On a tout déballé au beau milieu des herbes, non sans avoir vérifié que le lieu disposait des « bonnes couleurs », que le lieu était accueillant (dirait-on en bon français). Ensuite, repus et apaisés, nous nous sommes endormis en plein soleil, loin de toute vicissitude. Au réveil, nous avons écouté Daniel Darc sur un baladeur. La voix de ce brigand en sursis collait parfaitement avec cette expérience. C'était du braconnage, on était en fuite, sans doute un peu grisés en vérité.
Le reste de la journée s'est accompagné de chants plus ou moins inspirés, du spectacle partout, des papillons et des fleurs en grandes quantités.
Nous parlions moins, les pas étaient plus lourds. Après un bosquet, le chemin nous a fait traverser un grand champ légèrement en dévers. J'y ai ressenti un net sentiment d'insécurité, l'impression d'être à portée de fusil. J'ai pensé à la guerre et à des blessés gisant jadis à cet endroit précis. Vous dire de quel camp ils étaient…
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En quête de notre toit pour la nuit, nous avons d'abord atterri par erreur dans une petite ferme un peu décatie. Cela sentait bon l'atmosphère peau de vache de patriarcat fin de règne, façon vivement que le Vieux il canne. Mais au milieu de ce théâtre, comme une intruse, on trouvait une femme aux mains d'argent, qui bichonnait des rosiers par dizaine. Sans nous connaître, ou bien justement pour cette raison, elle nous a avoué qu'elle aimait rien tant que jouer du sécateur dans sa parcelle, en attendant de jouer du couteau de cuisine sur la jugulaire du papy s'il n'en finissait pas de nous emmerder. Prise littéralement d'amitié pour nous, elle nous a convoyés en fourgonnette jusque notre vrai lieu de villégiature. On s'est dit au revoir, rendez-vous aux Assises.
C'était une immense ferme aux pierres épaisses. Entourée d'une pelouse rasée de frais, gardée par deux doberman, on était loin de la ferme à faits divers.
Cette maison avait accueilli des bambins, qui aujourd'hui ont de la barbe et un début de calvitie. Les papiers peints n'ont pas été changés, trop de peine. Une fois pris confiance dans ses larges couloirs, une fois acceptés par ses vieux meubles vides et fonctionnels, nous nous sommes profondément attachés au lieu. Il nous a même été très douloureux de le quitter le lendemain. On a promis de revenir, mais on aurait surtout voulu l'acheter, la bâtisse.
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Le lendemain, la chaleur et les courbatures s'annonçaient crânement mais face à cette adversité notre attitude collective était, disons, professionnelle. Nos regards étaient déterminés, le planter de bâton solide. Les équipements de compétition jouaient admirablement leur rôle. Seule ma gourde…Ma gourde. Dotée d'un tuyau façon « marche dans le désert », elle m'attirait les sarcasmes depuis le début de l'aventure. Je la défendais, pied à pied, jusque l'absurde. Et ce d'autant plus s'intensifiaient les feux nourris des basses attaques de ceux que j'avais longtemps considérés comme des amis. Lesquels ignoraient que cette gourde, non contente de me ridiculiser, distillait de surcroit une eau à goût de plastique.
Je m'entendais encore penser au jour de constitution du paquetage : « « rincer abondamment avant usage », foutaise, c'est fabriqué en environnement stérile ces trucs-là et puis les plastiques modernes ça ne donne pas de goût aux aliments ». Mal m'en a pris. Alors, pour l'éternité, tu mentiras comme un arracheur de dents et mourras dans d'atroces douleurs. Je pompais donc ostensiblement le petit tuyau et m'éloignais pour recracher le breuvage écœurant. Mais comment boire pour de vrai ? Les fontaines de village d'abord (classique, efficace). Puis les bouteilles amicales qu'on me tend et que j'accepte en disant tiens ça me changera du tuyau. Enfin, les pauses-bistrot exploitées à fond (moi euh…je vais prendre trois Orangina, oui oui trois, dont deux à emporter). Promis, après cette aventure, j'arrête l'amour-propre.
L'itinéraire nous a menés sur des chemins très verdoyants, oui très, et vallonnés, à la limite du pittoresque. Nous avons pris de nombreuses photos, notamment de fleurs et de champs.
La largeur des chemins du jour incitait à créer des binômes et ceux-ci ont beaucoup varié. Les discussions ont été de confidences, parfois planantes, parfois émues. La destination était le village de Lectoure, ancienne ville agricole et opulente. La dernière ligne droite était une sévère montée, qui fait tirer sur les cuisses. Je l'ai gravie comme un grand, avec le plaisir de la fin de course à pieds lorsque l'on ne sent plus rien, que l'on pense avancer comme un athlète et qu'en en réalité c'est risiblement lent, comme un cul-de-jatte poursuivi par des flammes.
Pour parvenir au centre de Lectoure, il faut laisser le cimetière sur votre droite. Il est normal. Mais nous, les marcheurs, (surtout quand notre gourde empeste le plastique) nous les cherchons systématiquement, les cimetières, car nous, les marcheurs, sommes sûrs d'y trouver un point d'eau ; les morts ça boit beaucoup d'eau et ça ne donne aucun goût aux aliments. Celui de Lectoure ne figure pas dans le guide touristique. Il le pourrait s'il existait un ouvrage ciblant les défunts soucieux de bien-être. En vérité, je n'ai jamais connu plus bel endroit pour pourrir, à flanc de colline, vue dégagée, bien entretenu. Ayant toujours rêvé d'une demeure surplombant une vallée, j'ai appris ce jour-là que c'était un rêve désormais accessible.
En revanche, l'hôtel de Lectoure m'a tout de suite déplu. Une grande demeure bourgeoise, sûre de son bon goût, épatante de propreté, forte en coussins et tentures. J'ai décrété vouloir passer un maximum de temps hors de ses murs. Aussi, après un passage épique à la fête foraine du patelin, nous avons échoué dans un restaurant thaïlandais dans la rue principale, sur une terrasse en bois coincée entre deux voitures. Pour rendre l'endroit accueillant, le restaurateur avait disposé quelques minuscules pots de fleurs aux quatre coins de ce ring précaire. Des géraniums. Si l'on ne les écrasait pas, on les aimait. Je les ai photographiés en songeant que je les voyais pour la première et la dernière fois. Nuit torride, nuit de Chine, tu ne nous auras pas laissé le temps de nous donner des nouvelles. Nuit torride, nuit de Chine, toujours les amants tu sépares.
Le lendemain matin, nous avons arpenté cette même rue principale à la recherche de présents pour nos proches. Jamais un voyage sans artisanat, sans un cendrier en terre cuite ou une spécialité culinaire locale. En ce dimanche, un office était célébré dans la grande et belle église de Lectoure. Les pèlerins y étaient désignés à voix basse avec bienveillance. Suffit d'un bâton et d'un sac à dos, idéalement les cheveux bien dégagés derrière les oreilles. Cela ne m'a pas dérangé de passer pour plus pieux que je ne suis en réalité, c'est faire partie d'un club. Mais les sourires compassés ont fini par m'exaspérer et carrément m'horripiler quand j'ai récupéré ma monnaie à la boulangerie sous les yeux d'une haie de quinquas dévots et attendris qui opinaient en rentrant ostensiblement la lèvre inférieure. J'étais à deux doigts de leur faire un doigt et puis non. Ça allait avec le reste, je l'avais bien cherché finalement.
Mais déjà le village de Marsolan, qui signifiait la fin du périple. Je redoutais cette station, ce moment intermédiaire, inutile postface aux variations qui la précèdent. En réalité, cela ne s'est pas passé comme attendu, ça allait être un zénith.
On s'est installés à proximité d'une église (oui, encore une, je sais), mais qui avait portes closes. Fatigués, sujets ordinaires épuisés, on ne parlait quasiment plus. Petit vague à l'âme, profonde inspiration avant la longue apnée. Il ne se passait rien, apparemment. Mais à y regarder de plus près, c'était en définitive exactement l'inverse. Chacun était enfin ce qu'il est vraiment (sans doute).
Gros Nounours, adossé à un arbre, méditait discrètement en respirant bruyamment, moitié ténébreux moitié apaisé. Sa Sylvie bougeait, projetait, visitait les alentours, partait à la rencontre du moindre humain disponible. La mienne, respirait à pleins poumons, sans saccades, filmait la voute céleste, les feuilles, enregistrait toute sensation utile, captait le bruissement des feuilles, me regardait. Quant à moi, assis en tailleur comme je l'ai si longtemps fait au milieu de l'enfance, j'écrivais sur un carnet sans lever la tête, appliqué (sourcils convexes), poignet gauche noirci.
Je m'en rends compte aujourd'hui, cet accès intime à soi, apparemment spontané, ne s'est pas produit sans effort. Il a nécessité au préalable de se délester des couches successives qui nous enrobent et – parait-il - nous contiennent. Nous font nous lever le matin et nous maintiennent continuellement endormis. Il avait fallu des paysages et des fleurs, quelques kilomètres de marche, des animaux de tous gabarits, une centrale nucléaire qui produit de l'eau bien propre, des verres d'alcool, un trajet en train de nuit, des rencontres sans sélection, des chansons cons et enfin une heure à tuer, invisible sur un agenda, à proximité d'une église verrouillée, pour que le temps s'engage autrement. Pour que les cloportes songent à se refaire une garde-robe.
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Maintenant, c'est nécessairement un peu différent.
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« Ce qu'on regarde en face.
Ce qu'on ne veut pas voir.
Nous avons tous deux visages.
Un courage.
Une vérité.
Un mensonge.
L'homme monolithe est un monstre.
L'homme multiple est un homme. »
Patrick Sébastien,
« Le plus grand Cabaret du Monde »,
Editions Flammarion, 2008